Posté le 4 novembre 2021, mis à jour le 22 février 2022
L’étang change dans les Vosges du nord
Nombreux sont les étangs et plans d’eau qui constellent les plus anciennes cartes des Vosges du Nord. Quel avenir pour ces havres de paix ? De nouvelles études ouvrent la voie à un changement profond dans la manière de gérer ces structures qui concentrent une multitude de regards.
Miroir scintillant sous le soleil d’été, il ondule, cache grenouilles et gardons dans ses profondeurs sombres, incertaines : aux yeux des humains, l’étang sait se parer de la beauté inquiétante du sauvage. Pourtant, dans cette glace d’eau, l’humain y contemple son propre reflet. Au fil de l’eau, l’étang marque un arrêt, une discontinuité, le flux de la rivière y rencontre un frein dans sa course. La part sauvage de celle-ci, obstacle aux activités humaines, a été contrainte d’intégrer les étangs à son identité. Creuser un tel plan d’eau apparaît comme une manière de reprendre le contrôle sur les ressources moins accessibles des eaux courantes. Retenir l’eau, c’est pouvoir gérer les populations de poissons, le débit des ruisseaux. Mais de la même manière qu’il a été creusé, l’étang peut être comblé, et quand il n’est plus entretenu, il tend toujours à disparaître. L’accumulation de matières mortes et de sédiments transportés par la rivière amène progressivement au comblement total du plan d’eau, et ce processus est le même pour tout lac, bassin ou mare, qu’il soit d’origine naturelle ou artificielle. Garder un étang en vie, c’est une lutte perpétuelle contre ce phénomène d’effacement naturel. Cette lutte qui rythme l’histoire des étangs continue encore aujourd’hui, et de nouvelles questions émergent, faisant évoluer la gestion de ces structures patrimoniales.
Des rives et des Hommes
Dès le XIIIème siècle, des étangs commencent à apparaître dans toute la France. Les seigneuries et les monastères y trouvent un intérêt financier important à travers le développement de la pisciculture. Ainsi, au sommet de sa gloire, l’abbaye de Sturzelbronn dans le pays de Bitche comptait 14 étangs, dont le plus grand, le Grafenweiher, mesurait un kilomètre de long. Cet ouvrage est aujourd’hui disparu, au même titre que beaucoup d’autres étangs, bâtis ou supprimés au gré des besoins des populations. Dans les Vosges du Nord, les étangs offraient la capacité de contrôler le débit des rivières, alors utilisées comme voies de transport pour le bois coupé, notamment dans les vallées de la Zinsel et de la Horn. De cette activité économique, le tracé des cours d’eau s’en est trouvé modifié, et le patrimoine paysager dont nous héritons aujourd’hui est le résultat de ces différents usages. Aujourd’hui, ces structures historiques ont pris place de patrimoine naturel dans l’inconscient collectif. Ce glissement reflète toute l’ambiguïté du lien que l’Homme tisse avec la nature.
Au sein même du territoire, les étangs hérités d’activités passées sont d’une grande diversité, tant par leur taille et leur âge, que par leur usage actuel. Certains, aujourd’hui laissés à l’abandon, obéissent à leurs propres règles. De ces eaux dormantes interrompant le rythme effréné de la rivière, se déploie une dynamique autre, inexistante dans un cours d’eau. Mais cette discontinuité génère un impact sur l’aval. Positif ou négatif, le mesurer permet de comprendre les enjeux réels qui entourent la gestion d’une telle structure.
Un effet avéré
De 2017 à 2019, sur la Zinsel du Nord et ses affluents, une large étude a été menée afin de comprendre l’impact des étangs sur la température des cours d’eau qui les traversent. Alors qu’une eau courante tend à dissiper la chaleur accumulée au soleil, la stagnation ralentit ce processus. Or, la température est un paramètre déterminant : elle régit aussi bien la physique de l’eau que sa chimie, et conditionne du même coup la survie des organismes du milieu étudié. Pour les scientifiques, cette valeur a donc servi d’indicateur des perturbations, suivi en amont et en aval des étangs pendant trois ans. La grande quantité de données récoltée a permis de comparer les cours d’eau en fonction de la disposition des étangs qui les accompagnent, de leur nombre et de leurs caractéristiques, en prenant soin de prendre pour référence des ruisseaux n’étant liés à aucun étang. Les résultats révèlent que les étangs, par l’accumulation de chaleur qu’ils subissent, notamment en été, accentuent l’augmentation de température entre l’amont et l’aval d’un cours d’eau et augmentent les maximas thermiques. Inversement, en hiver, ils refroidissent la rivière.
Un autre aspect de l’étude, également menée sur la Zinsel du Nord, s’est intéressé à la dynamique de la biodiversité entre rivières dotées ou non d’étangs. Des mesures de biodiversité ont été réalisées pour comparer les deux configurations, et le résultat est sans appel : les étangs apportent une biodiversité plus prolifique, ainsi qu’un peuplement plus important. Si ces deux études dépeignent un milieu ambivalent dans son influence, leurs résultats montrent en réalité plus de nuance à l’échelle d’un bassin versant.
Une question d’échelle
L’abondance de certains groupes biologiques montre une réelle différence entre plan d’eau et rivière. L’étang, par son accessibilité et ses conditions plus douces, attire des espèces plus communes dans les rivières qui le traversent. Par exemple, le groupe des plécoptères est beaucoup moins abondant. Ces insectes, dont la larve aquatique est particulièrement exigeante en termes de qualité de l’eau, se font de plus en plus rares sur le territoire, du fait des nombreuses pressions qui pèsent sur leur milieu. De la même manière, les peuplements de certaines espèces patrimoniales, comme la truite fario ou la lamproie de planer, diminuent significativement lorsque des étangs ponctuent un cours d’eau. À l’inverse, le groupe des moustiques, les diptères, sont beaucoup plus abondants en présence d’étangs. C’est un groupe très résistant, que l’on retrouve même dans les mares les plus polluées. Ainsi, considérer la biodiversité totale à l’échelle d’un bassin versant participe aux choix de gestion qui peuvent être fait sur un territoire ponctué d’étangs.
D’un point de vue thermique, pour illustrer leurs résultats à plus large échelle, les chercheurs ont appliqué les données récoltées au cas de la truite fario, habitante de la Zinsel du Nord. L’espèce ne peut survivre lorsque la température dépasse les 25°C, et se sent particulièrement à l’aise quand celle-ci est comprise entre 4 et 19°C. Comme elle, chaque organisme connaît une gamme de température optimale, et un seuil à ne pas dépasser pour sa survie. Sur tout le bassin versant, même si les 19°C sont occasionnellement dépassés, la truite peut y vivre sans problème. En été, la température létale n’est atteinte que ponctuellement en aval de la chaîne d’étangs de Baerenthal. Durant ces épisodes, cette chaîne constitue un obstacle thermique, empêchant la libre circulation des individus. La truite, si elle est parfois exposée à de mauvaises conditions, doit pouvoir trouver refuge dans des cours d’eau plus propices à sa présence.
Un changement de paradigme
Ainsi, une des solutions pour amoindrir l’impact des étangs sur les écosystèmes réside dans le maintien de zones refuges, et surtout des continuités permettant aux individus d’y accéder. Viser certains étangs aux positions stratégiques peut parfois permettre de faire l’économie de plusieurs suppressions. Par ailleurs, l’étude montre que l’effet des étangs varie selon de nombreux paramètres. La profondeur, la taille, la végétation des berges, le type d’exutoire, ou sa disposition au fil de l’eau sont autant de facteurs à considérer pour connaître son impact réel (voir schéma).
Dans les Vosges du Nord, si l’effacement de plusieurs chaînes d’étangs a déjà montré de réelles améliorations (sur les rivières du Krappenthal par exemple), penser les rivières d’un territoire comme un réseau interconnecté s’avère désormais essentiel dans une démarche de rétablissement des continuités écologiques. Cette priorité, déjà présente depuis plusieurs années sur le territoire, voit apparaître de nouveaux leviers d’action à travers les connaissances apportées par ces études. Jusqu’à présent, redonner aux rivières un tracé et une dynamique naturels n’était affaire que d’actions locales, très certainement bénéfiques, mais éparses. Une vision globale à l’échelle du bassin versant promet une action plus englobante, cohérente, et nouvelle dans l’histoire des relations entre humains et rivières vosgiennes.