Posté le 3 novembre 2021
Mesurer la santé d’une rivière : la science met les pieds dans l’eau !
Avec ses 31 stations réparties au cœur du parc naturel régional, l’observatoire de la qualité de l’eau assure un suivi de l’état écologique des rivières tout au long de l’année. Mesure du débit, des polluants, de la morphologie des cours d’eau, inventaires de faune et de flore aquatiques : le contrôle de ces paramètres permet aux scientifiques de dresser un bilan de l’état de nos rivières.
Au détour d’un sentier, à travers les branches des aulnes bordant le ruisseau de Rothenbach, un promeneur découvre une longue barre noire graduée, plantée dans l’eau. Il passe son chemin tout en se demandant à quoi peut bien servir un tel outil dans un si petit ruisseau. Il ne se doute pas qu’il vient de croiser une station de l’observatoire de la qualité des rivières des Vosges du Nord. « Nous avons mis en place cette échelle limnimétrique pour qu’il soit possible de connaître le débit de la rivière d’un seul coup d’œil » précise René Hauter, spécialiste en hydrométrie et directeur du bureau d’études Gestion Hydro. Des stations similaires, il en existe 31 dans tout le parc naturel régional, mais le débit n’est pas le seul paramètre sous surveillance. Tout au long de l’année, chacun des sites est passé au crible, livrant de précieuses informations aux scientifiques.
Pourtant, la visée de cet observatoire s’étend au-delà de la seule curiosité scientifique, et sa création sert un objectif pensé sur le long terme. En octobre 2000, le Parlement européen a adopté la Directive Cadre sur l’Eau, dont le but est d’atteindre un bon état écologique des rivières à l’échelle européenne d’ici 2027. Pour les gestionnaires, suivre la qualité des cours d’eau est alors devenu un enjeu majeur, et un défi scientifique. Depuis 2015, la récolte de données construit les bases nécessaires à l’implantation d’un réseau de surveillance ambitieux, et parvient à déceler les subtilités propres au territoire des Vosges du Nord.
Un parcours chimique unique
La multitude de paramètres à prendre en compte pour estimer la qualité de l’eau fait de l’approche physico-chimique celle qui peut paraître la plus complète pour suivre l’état d’une rivière. Une qualité d’eau dégradée vient souvent d’un déséquilibre des paramètres, et en comprendre l’origine permet de réguler le problème à la source. Température, acidité, concentration en polluants organiques et chimiques : le chiffre inscrit sur le moniteur est précis, autant que l’information qu’il transmet aux scientifiques. Mais que reflète réellement cette information ?
Chaque goutte présente dans le prélèvement du chimiste a effectué un trajet spécifique, au cours duquel elle s’est forgée une identité chimique. Depuis la source, l’eau de la rivière s’enrichit d’une multitude d’éléments. Les minéraux et métaux issus de l’érosion, qui dépendent des roches que la rivière parcourt, déterminent la conductivité et l’acidité du cours d’eau. Un ruisseau traversant une forêt contient des monceaux de feuilles, qui, en se décomposant, fournissent des nutriments accessibles à la flore aquatique. La mesure de la température à un point précis n’est que le résultat d’une accumulation de chaleur que la masse d’eau subit depuis l’amont vers l’aval.
Le prélèvement est donc comme une photographie, qui permet de percevoir à l’arrêt un objet mouvant. Un constat s’impose alors : évaluer la composition chimique idéale d’une rivière est impossible si l’on ne prend pas en compte la dynamique inhérente à chaque cours d’eau.
Un instantané fluctuant
Pour cela, la connaissance du débit est essentielle, et René Hauter insiste sur l’importance de cette valeur « Si elles ne sont pas liées à un débit, les mesures n’ont plus aucun intérêt. C’est ce qui permet de penser en terme de flux de pollution. » Depuis un peu plus de quatre ans, le bureau d’étude de René Hauter travaille avec le parc et réalise des mesures de débit pour chaque cours d’eau étudié. Celles-ci sont comparées à l’échelle graduée présente sur le site du jaugeage, et lorsque suffisamment de données ont été recueillies, il est possible de déduire le débit de la rivière à partir du niveau de l’eau, facilitant grandement les campagnes de prélèvement pour les scientifiques de l’observatoire.
Pour effectuer ces multiples mesures, le scientifique hydromètre traverse le cours d’eau en y plongeant un micro-moulinet. L’hélice tourne par la force du courant et, en remontant la perche, indique la vitesse d’écoulement en un point précis du ruisseau. Effectuée à intervalle régulier d’une berge à l’autre, cette mesure est mise en relation avec la largeur du cours d’eau, et permet d’obtenir le débit. « L’avantage de ce système c’est qu’avec l’expérience, il devient possible de repérer les anomalies de mesures » commente René Hauter. Simple, efficace, cette technique est restée plus ou moins inchangée depuis le développement de l’hydrométrie moderne. Elle est considérée comme la plus fiable et la plus adaptée aux petits cours d’eau des Vosges du Nord.
Le tableau réalisé grâce à ces travaux fera gagner un temps précieux aux personnes qui effectuent des relevés de terrain. Mais ces valeurs sont soumises, au même titre que toutes les autres, à l’évolution permanente des sites étudiés « Comme ce sont des petits ruisseaux, pas très larges, ils évoluent très rapidement en fonction des différentes conditions, donc il faut en permanence actualiser ce tableau. » Cette seule actualisation demande au bureau d’étude d’effectuer quatre mesures par an sur chaque site.
Ainsi, la photographie physico-chimique est replacée dans un contexte dynamique, mais elle n’en demeure pas complète pour autant. Si l’inerte révèle une partie des secrets de la rivière, qu’en est-il du vivant qui l’habite ?
Le vivant, appareil de mesure ?
« Un résultat physico-chimique n’est représentatif de la situation d’un cours d’eau qu’à un instant précis, alors qu’une analyse biologique va prendre en compte la qualité de l’eau sur une plus grande période. » Les bottes de caoutchouc plongées dans le ruisseau de Rothenbach, fiche de terrain et crayon en poche, filet surber à la main, Camille Jacquemin s’adonne à une pêche dont l’objet est pour le moins inhabituel. Dans ce ruisseau situé en plein cœur du pays de Bitche, elle et son collègue attrapent des espèces bien plus discrètes que les truites, ombres ou autres vandoises : « On fait ça à tour de rôle : quand l’un prélève, l’autre passe le contenu du filet au tamis et fixe l’échantillon dans l’éthanol. » Dans le filet aux mailles de 0,5 mm, on trouve toutes sortes de larves d’insectes, de crustacés et de mollusques aquatiques.
Camille Jacquemin est chargée d’études en hydrobiologie au laboratoire Aspect Service Environnement, retenu par le parc pour l’observatoire, et si elle pratique cette pêche insolite, c’est pour connaître l’état biologique du petit cours d’eau. « Il y a des familles d’invertébrés plus sensibles à la pollution que d’autres. En fonction de celles qu’on va identifier au laboratoire, de leur quantité, de leurs caractéristiques, on va pouvoir dire si le milieu est de bonne qualité. » Des larves de plécoptères ou de trichoptères sont par exemple signe d’un milieu en bon état, tandis que les larves de moustiques, et du groupe des diptères en général, sont particulièrement résistantes à des eaux polluées ou peu oxygénées.
À partir de ces prélèvements, le cours d’eau obtient une note biologique, représentative de la diversité des habitats qu’il offre et de celle de ses habitants. Identifier précisément ces animaux est alors un enjeu pour la finesse de l’analyse « Plus on va loin dans l’identification, plus on va avoir de la matière pour comprendre quelles perturbations il peut y avoir dans cette station », précise l’hydrobiologiste. « L’ancien indice ne demandait pas le même niveau d’identification que le nouveau, et depuis qu’il a été mis en place suite à la Directive Cadre sur l’Eau, beaucoup de cours d’eau ont été déclassés, passant de bon à moyen, voire médiocre. J’ai le sentiment que le nouvel indice est plus juste, même si plus sévère, car il prend en compte plus de paramètres. »
La rivière, un habitat avant tout
La Directive Cadre sur l’Eau n’a pas simplement donné des objectifs à atteindre. Elle a aussi marqué un changement de paradigme dans l’évaluation de la qualité de l’eau en mettant les mesures biologiques sur le devant de la scène. Dans cette logique, l’analyse mène à considérer le cours d’eau comme un habitat, et dans les protocoles de prélèvement des invertébrés, c’est une composante essentielle. « Avant d’échantillonner, on va parcourir notre station pour identifier tous les habitats. Comme c’est la base de notre prélèvement, on prend le temps de la parcourir plusieurs fois, on fait un croquis pour les localiser, puis on réalise un plan d’échantillonnage en fonction du protocole. » En groupant les prélèvements par habitat, et en tenant compte de cette composante dans l’analyse, les résultats de l’observatoire n’en sont que plus complets. Cette subtilité des critères biologiques et hydromorphologiques amène à déceler des dysfonctionnements insoupçonnés. Camille se souvient d’un prélèvement en 2019 : « Quand on est arrivés sur le terrain de la Horn, à Bitche, on a vu une belle diversité d’habitats et de substrats, c’était un beau petit cours d’eau ! Mais, arrivés au laboratoire, on a fait le tri et on s’est aperçus qu’il n’y avait pas grand-chose. Donc là ce n’était pas un problème d’habitat, mais de physico-chimie. »
Dans cette approche écologique, les communautés d’invertébrés ne sont pas les seules à prendre en considération. Une panoplie d’indices biologiques ont été développés suite à la directive comme autant d’outils servant différents objectifs. Poissons, végétaux aquatiques, algues microscopiques : chacun a le pouvoir de mettre en avant des phénomènes particuliers. L’observatoire, en plus de l’indice macroinvertébrés, se sert d’un indice de diversité des macrophytes. Ces plantes que l’on trouve dans les cours d’eau nous renseignent plus spécifiquement sur la pollution organique, auxquelles elles sont particulièrement sensibles.
Faire parler les données
Suivre une telle diversité de paramètres amène inévitablement à une question dont la réponse est loin d’être évidente. Comment savoir si cette mesure est « normale » ? Il semble évident qu’une station trop polluée pour accueillir toute forme de vie semble être anormale, mais, dans la majorité des cas, la réalité est plus subtile. Trois contextes hydrogéologiques se partagent le périmètre du parc, et chacun donne une signature chimique différente à l’eau de ses rivières, et donc aux habitats qu’elles forment. Comment savoir que, dans une partie du territoire, une eau de qualité moyenne correspond à une bonne qualité dans un autre contexte ?
Le ruisseau de Rothenbach est une station dite « de référence ». Comme 7 des 31 stations évaluées régulièrement par l’observatoire, elle a été choisie en 2015 comme témoin, car subissant peu de pressions humaines. Ces stations ont permis, au terme de trois années de suivi, de distinguer les spécificités de chacun de ces territoires appelés « hydroécorégions ». À l’issue des suivis, les chercheurs ont constaté une dégradation de l’état de ces stations de référence, et des stations suivies de manière plus globale. Malgré cette instabilité, ils ont pu distinguer spécificités des cours d’eau pour chaque hydroécorégion, et ainsi définir de nouvelles références plus stables dans le temps : les stations à Haut Degré de Naturalité. Connaître l’état réel d’un cours d’eau, en tenant compte de toutes les subtilités du territoire, est maintenant possible dans les Vosges du Nord.
La synthèse publiée en 2020 par l’observatoire note que seules 19 % des stations du parc atteignent l’objectif de la Directive Cadre sur l’Eau. Ce constat posé, et alors que se rapproche l’échéance de 2027, l’observatoire poursuit son objectif, rendant possible une amélioration durable de la situation des Vosges du Nord.